jours de Cilaos. Coll.particulière

1-  Au fil des nuits
Dans de beaux draps ou la chambre de Georges & Marie Anne.

A Bourbon, dans notre malle des Indes, il y a quelques costumes et beaucoup d’étoffes :  des chittes, des cirsakas, des guinées, des guingans, des baffetas, des chacarts, des armoisines, des…

moussellines, des percales, des chabnams, des damas, des calicots, des madras. Quelles sont ces étoffes tissées de coton,et parfois d’écorce et de soie ?

Quelles sont ces cotonnades dont la plupart portent alors le nom de leur origine géographique ou de leurs fibres ou de leur mode de tissage ? Nos tissus sont des « Indiennes » comme pour d’autres les draps sont des Flandres, la toile de Beauvais, la serge d’Aumale et le gros (1) de Londres, de Lyon ou de Naples.

Nous découvrons que ces chiffons ne sont pas seulement futiles mais peuvent être aussi des enjeux économiques, aussi bien à l’échelle d’une famille qu’à celle des pays Européens et de leurs Compagnies des Indes.


Le linge, et les « hardes à usage d’homme » ou « de femme »  sont toujours répertoriés par les notaires, soit dans les inventaires après décès, soit dans les lots et dots des contrats de mariage, ce qui atteste de sa forte valeur dans les biens. Même usé, il est décrit et prisé (estimé). Quant au trousseau de la mariée, il reste un bien propre, en cas de veuvage ou de remariage. Nous avons étudié plusieurs de ces inventaires, dont plus précisément celui de Georges NOËL (1-3)(fils de George, de Londres) en 1755 et celui de sa veuve Marie Anne Rivière,* réalisé avant son remariage en 1763. On ne peut d’ailleurs que remarquer combien elle a su considérablement augmenter en sept ans sa dot. Que de linge ! Quel  amoncellement d’étoffes, comme si elle thésaurisait en « aulnes » de draps !

Même si nous savons qu’au milieu du 18ème siècle, il y a peu d’argent en espèces à l’isle Bourbon et que l’on  y pratique le troc, en nature, en vins ou en tissus. Les objets européens de première nécessité manquent comme par exemple, les outils.
La Compagnie envoie avec parcimonie les objets demandés, qui s’avèrent défectueux et mal adaptés. Alors, les colons se débrouillent en traitant avec les vaisseaux de passage. Ils s’arrangent avec les Poids et Mesures. Ils préfèrent, c’est certain, les cotonnades légères et gaies au gros grain de France. La première richesse des colons se constitue en étoffes. Marie Anne qui est sans aucun doute assez aisée semble  à tout le moins prévoyante pour elle et   les générations suivantes .

Avant  d’observer leurs habits, aujourd’hui, c’est l’intimité de la chambre des deux époux que nous allons visiter, en 1755.

Dans quel meuble George et sa famille remisaient-t-ils le linge et les vêtements ? Dans un coffre, la plupart du temps, qui servait aussi à protéger les papiers et les livres (actes de concessions, de vente, contrats de mariages, et pourquoi pas, lettres d’amour).
Ou bien dans des armoires en bois de natte (ti’nat), à grandes ou à petites feuilles,  à deux battants, et parfois avec un ou deux tiroirs fermant à clef. Elles sont régulièrement présentes dans la plupart des inventaires. Où dormaient-ils ?
Le lit « bâti » sur pied, ou couchette à cadre et à hauts ou bas « piliers », n’est pas présent dans chaque case. Chez Georges, nous en trouverons au moins deux. Un de bois de natte à grandes feuilles, l’autre de bois de pomme. La plupart du temps, les matelas sont posés à même le sol.Ils sont  garnis de laine et recouverts de grosses toiles bleues comme les traversins.Les oreillers, eux, sont recouverts de leurs « souilles »(2) et garnis de plumes.


Les couvertures  de toile de « chitte », sont piquées ou mieux, piquées et doublées (3). Suivant la doublure, le prix peut tripler. Suivant le tissu, ainsi de laine, le prix peut atteindre 25 Livres. La plus simple, en « paigne » (4) vaut  7 Livres. Les autres de 16 à 20 Livres.


La pièce de chitte a fleurs rouges peut valoir elle, jusqu’à 50 Livres.

Il y a aussi des draps de lit, en toile de coton. Marie Anne Rivière  a, elle, jusqu’à vingt drapés de lits de toile de coton. S’agit-il, signe de luxe confortable, d’un baldaquin protecteur de l’intimité et des insectes ? Pourquoi pas. Et quel était le linge de nuit ?
Jamais ou si rarement précisé que nous préférons imaginer nos créoles nus pour leurs rêves. Contrairement à l’Europe ou la mode des cotonnades indiennes  entraîna aussi l’usage exotique de quelques costumes asiatiques. À Bourbon, nul pyjama ou « pae-jama », à la mode perse. Nuls « braies mongoles », prisés en Angleterre dés 1625. Quelques « calsons » peut être comme ceux  des Portugais qui ne pouvaient s’en passer pour dormir aux Indes.
À moins que l’usage de la chemise de nuit et celle de jour ne soient encore différenciés dans la vie et donc dans les inventaires. Nulle robe de chambre, comme Monsieur Jourdain : « Je me suis fait faire cette indienne çi : mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin » (in : Molière, Le Bourgeois gentilhomme, première représentation en 1670). Et pour finir, sur le sol, ou sur les lits, on utilise des tapis  de toile de chitte. (20 Livres).

Cette étoffe, que nous rencontrerons souvent, nous intrigue : le chitte . Le mot est un anglicisme  chinz(5) venu du mot indi chint lui même venant du sanscrit  chitra, « diapré », « coloré . » Il désigne dans les comptes des Compagnies des Indes, et dans nos inventaires, toutes les Indiennes, blanches ou peintes ou imprimées fabriquées en partie sur la côte de Coromandel, au royaume de Golgonde et au Bengale.

Et au moment de cette histoire, dévidons notre fil et venons en au plus important de l’ouvrage.
Ce sont les Portugais qui ont introduit l’usage du coton et des toiles peintes « pintados » dés le 17ème siècle. Elles vont faire leur apparition en Europe, dans la plupart des ports où relâchent les vaisseaux des Compagnies des Indes. Les vaisseaux chargés d’étoffes, calant astucieusement les porcelaines et les épices, sont attendus avec impatience à Lorient. Ces toiles légères et fleuries, vont faire fureur. La Cour comme la ville s’en vêtissent avec délectation. En France, devant cette mode irrésistible, pour protéger ses tisserands, le roi interdit leur fabrication et leur commerce en 1686. En Angleterre, on surtaxe avant d’interdire. Les Hollandais continuent eux à en exporter et à fournir en fraude tous leurs voisins. En Afrique, Les chefs de tribus en redemandent et refusent les mauvaises toiles. Les « guinées », étoffes de couleur de coton bleu servent de monnaie d’échange contre les esclaves au même titre que les armes, les cauris, la quincaillerie ou la mercerie. La Compagnie en réclame au Conseil supérieur de Bourbon pour ses trafics.


D’ ou vient le charme des Indiennes ? Il faut savoir que le vêtement quotidien jusqu’alors était austère (noir ou blanc), rêche (chanvre), sec (lin), lourd (laine), et que les étoffes  des Indes alliaient l’exotisme à la couleur. Des verts, des safrans, des violets, de l’écarlate, de l’indigo,( ce bleu intense), qui ne déteignaient pas au lavage et n’étaient pas hors de prix.

On découvrait les motifs de Perse, les daturas, les pivoines, les ananas, les oiseaux des îles, les arbres de vie, les feuillages luxuriants et des noms aussi exotiques que Madras ou Calicut (Calicot). On commandait souvent des motifs, des guirlandes et des nœuds européens dans les bordures ; L’ Inde avait encore le secret du mordant, on y envoya des espions ;  tel Antoine de Beaulieu en 1735, (en pleine prohibition), percer le secret des teinturiers. Pourtant, Colbert a défendu coûte que coûte ses manufactures, et relancé la production du Pastel du Languedoc et de la guède de Normandie. Tous les pays européens, sous la pression des manufacturiers et producteurs de lin, de laine ou de chanvre prennent quantités d’arrêts et de déclarations, même des peines de galères pour effrayer les contrevenants. Les soyeux, émeutiers, arrachent aux femmes les vêtements prohibés dans les rues de Nantes ou de Londres. Daniel Defoe  s’indigne en 1708, de voir  les indiennes se réfugier dans les maisons, et envahir les chambres à coucher, les tapis, les coussins, les rideaux et les lits. Et que même, les gens de peu en raffolent. Ici et là, la prohibition attise la demande et force l’ingéniosité des artisans. La Compagnie des Indes négocie continuellement délais et dérogations pour l’importation de ses toiles. Marseille, port franc depuis 1669, en tirera un grand profit. Si c’est interdit, on va donc copier. Aix-en-Provence imprime sa marque sur les tissus prohibés. Certains pensent qu’une colonie d’arméniens, associé à des peintres indienneurs gravent sur bois et reproduisent les motifs de Perse. Ce pourrait être là l’origine  des chafarcanis provençales dont le succès ne s’est jamais démenti depuis, et qui nous transmettent encore aujourd’hui la magie et  l’art des indiennes.

A Bourbon, ainsi vont les nuits privilégiées de Georges et de Marie Anne dans ces draps  si légers.

Sabine NOËL

* Georges Noël & Marie Anne Rivière sont les parents de Georges Henry Noël, l’arpenteur.

1 GROS : étoffe à effets de côtes qui reçoit le nom du lieu de sa fabrication. Il peut être aussi bien d’Ecosse que d’Orléans.
2 SOUILLES : le mot disparu des dictionnaires est courant dans les inventaires après décès du 18ème aussi bien en Bourgogne, qu’au Québec et à l’île Bourbon. Il s’agit simplement de « taies » ou enveloppes d’oreillers, sans doute pour les protéger de la souïlle ou saleté.
3 PIQUÉ : étoffe de soie ou de coton composée de deux épaisseurs réunies par des points formant motif, en carrés ou en losanges, généralement blanche, très en vogue au 18ème.  Donnera le matelassé, le rembourré, le « piqué de Marseille » et le fameux « boutis » Provençal.
4 PAGNE : provenant souvent de l’Isle de Madagascar, gros drap de coton ou de matière végétale (écorce) tressée, très colorée et à larges rayures longitudinales indigo. Il peut servir aussi de tapis ou de couverture.
5 CHINTZ : toiles de coton glacées dès le 17ème en Angleterre, le chinz garde aujourd’hui ce nom là pour tout tissu à l’aspect glacé.

© Sabine  NOËL

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