Avant le réquisitoire de 1733, plusieurs événements ont émaillé la vie de George Noël et de sa femme Catherine. En 1723, leur fille aînée, Marianne, tout juste 16 ans, vient de se marier avec un officier, enseigne de vaisseau à l’avenir prometteur, pour l’instant frais débarqué à Bourbon via Lorient, Isaac Jean Rodier de Lavergne (Nous en reparlerons).
L’île est encore considérée comme édénique. Sa première vocation est d’offrir un lieu de relâche aux navigateurs. Sur la route des Indes, on y fait  « de l’eau », « du bois », « de la tortue ». L’air y  est extrêmement salubre. On y passe à dessein pour y rétablir sa santé  et fuir les fièvres de  l’Afrique et de Madagascar.
« l’air de cette île est des meilleures qu’il y ait sous le ciel à la connaissance des hommes. L’on n’y voit aucun habitant malade de fâcheuse maladie ; » (Dubois, 1671).

La plupart des récits de voyage du 18 ème siècle reprennent à l’envi la relation de Flacourt de 1649 : « la barque arriva qui amena douze français qu’elle avait trouvés à Mascareigne bien sains et gaillards.(…) là, au lieu d’y avoir eu disette, ils n’avaient pas eu le moindre accès de fièvre, et m’ont tous assuré que c’est l’isle la plus saine qui soit au monde, où les vivres y sont a foison (…)Le meilleur pays du monde, (…) fourmillant de cochons, de tortues de mer et de terre extrêmement grosses, plein de ramiers, de tourterelles, de perroquets les plus beaux du monde et d’autres oiseaux de diverses façons.(…)Pendant ces trois ans ils n’ont pas eu le moindre accès de fièvre, douleurs de dents, ni de tête,  (..)quelques uns d’entre eux y allèrent malades, qui incontinents après recouvrèrent la santé.(…) l’air y est très sain (…) Ce serait avec juste raison qu’on pourrait appeler cette isle un paradis terrestre. (année 1649) (Chap XXVIII)

Mais le garde-manger des marins s’épuise. De Villers a réglementé pourtant la chasse à la tortue, en voie d’extinction. Parat l’a même interdite à titre privé en 1710. La tortue devient un souvenir et il n’y a plus de dodos (l’ibis solitaire à Bourbon).

Pieter Withoos (1654-1693).
« Dodo Reunion and others birds »


Le paradis va connaître sa première grande épidémie au printemps 1729. Une épidémie de variole  ou « petite vérette « .

«  l’épidémie qui succéda aux sauterelles fut introduite par un navire de l’Inde avec des migrants (…) trois quartiers, Saint Denis, Sainte Suzanne et surtout Saint Paul eurent beaucoup à en souffrir (…) un procès verbal du 6 juin constate déjà la mort de 300 personnes.  » 1

Cinquième trompette, nuées de sauterelles
Beatus Saint Sever. Ms.lat, XIe siècle,
Bibliothèque Nationale de France, Paris


L’épidémie fut imputée aux sauterelles et les missionnaires ne se privèrent sans doute pas de rappeler l’Apocalypse de Saint Jean. Le présage était funeste et le châtiment divin.
Le lieutenant du roi à Bourbon, Dioré, adresse une lettre à Maurepas le 24 avril 1730 :

« Cette maladie est une petite meslée de pourpre que ce sont quelques noirs malabars venus de l’Inde  qui l’ayant apporté, car l’ on avait jamais vu pareille chose. Les habitants qui n’étaient point accoutumés à voir mourir tant de monde  ont été si étourdis qu’ils se sont sauvés la plus part dans les Montagnes »2

D’autres attribuent l’épidémie aux traites négrières et aux bateaux venus de la grande île. Quoi qu’il en soit la variole est connue  aussi bien à Madagascar  (sous le nom de Kiri) qu’aux Indes. Les barbiers ou chirurgiens l’ont rencontré :
«  l’on ne connaît point d’autre peste aux Indes que la petite vérole (…) Ces Gentils étaient tous scandalisés de nous voir ordonner la saignée et les lavements avant l’éruption des pustules et quoiqu’ils en vissent un heureux succès, ils ne pouvaient se résoudre à imiter notre conduite (…) Les Malabares mettent les malades dehors et loin des maisons, les exposent sous quelque arbre et n’en prennent point d’autres soin que celui de leur porter du cangé (…) ne les touchant point qu’ils ne soient entiérement guéris  » 3

Les  deux chirurgiens de l’Hôpital de Saint Paul, créé en 1722, appliquent-ils, les trois remèdes médicaux de l’époque à savoir la saignée, la purgation et les lavements ? L’apothicairerie existe mais n’aura pas d’apothicaire semble-t-il avant 1735. Pourtant, les sciences naturelles sont en vogue, on observe, on herborise et on utilise les plantes indigènes. Aux Indes, pour la petite vérette, on  recommande le camphre, porté au cou comme une amulette ou dans un sachet au creux de l’estomac.

L’ épidémie est foudroyante. Toutes les familles sont touchées. Le paradis devient enfer. George & Catherine vont voir disparaître les uns après les autres presque une trentaine de parents et bien plus encore de voisins et d’amis.

Au  mois de mai, Catherine a appris le mariage précipité de sa cousine Marie Bellon. Marie vient de régulariser le 12  in fine sa relation avec François Dennemont qui mourra le lendemain. Dans la famille Dennemont, à Saint Pierre, sept personnes et plusieurs de leurs esclaves se succéderont dans la mort. De  mai à juin, Catherine perdra trois de ses tantes Bellon : Jeanne le 30 mai ; Gabrielle le 8 juin ; Magdeleine le 26 Juin. Plusieurs de ses cousins mourront également, Laurent , Catherine  et Marie Anne Bellon (les enfants d’Antoine Bellon), Marie-Anne  et Henry Ricquebourg ( les enfants d’Anne Bellon) avec sa femme Barbe Mussard, Jeanne Gruchet (fille de Jeanne Bellon) Anne Lebreton, fille de Magdeleine.
Le 7 juin, mourra sa sœur Geneviève Jeanne, le 16 sa sœur Raphaëlle, et ce sera le tour de  sa sœur Marianne le 27. Trois de ses sœurs cadettes, filles de Guy Royer dit l’Eveillé.

Juste avant, le  » vingt troisième jour  »  de juin  mourra son fils Jacques à Saint Pierre . Il aurait eu vingt ans le mois suivant.

Le nombre de décès est si important que le curé de St Louis procède à un acte collectif des décès sur son registre le 15 septembre 1729 :
 »  le dix-huitième, Louis Vel dit Massicor, Marguerite, esclave de Mathieu Nativel, Cotte esclave du Sieur Auber, le vingt-troisième, Jacques Noël, le vingt-quatrième, un enfant ondoyé fils de Catherine esclave d’Etienne Hoarau le vingt-cinquième, Joseph esclave de Germain Payet, le Sieur Pierre Auber, Jean-Baptiste Payet enfant (…) Je soussigné curé de la paroisse de Saint-Louis que les corps des susdits morts ont été enterrés aux cimetières de l’Etang-salé, de l’Etang du Gole, de la rivière Saint-Etienne de part et d’autre de la rivière d’Abord, chacun selon la proximité de leurs demeures auxquels enterrements je n’ay pu assister tant à cause de l’éloignement des quartiers, que parce que j’ay été continuellement occupé à administrer les sacrements aux moribonds. C’est pourquoy je n’ay pu les rapporter dans la forme ordinaire en foy de quoy j’ay signé le quinzième septembre de l’an 1729. » 2

Catherine Royer  perdra fin août sa mère Catherine Bellon. Jacques Noël était sur la concession de ses parents à St Louis. Non loin de là, trois ans plus tard, Barbe Payet, future Madame Lallemand, veuve d’Etienne Hoarau fils,  fait construire sur son propre terrain, une petite chapelle en moellons, dédiée à Notre- Dame-du-Rosaire. Elle a fait un vœu à la Vierge et onze de ses douze enfants ont été épargnés par l’épidémie. C’est le plus ancien édifice religieux connu de l’île, situé non loin de la rivière St Étienne, aujourd’hui Saint Louis. On estime que l’épidémie fit 1,500 victimes, soit le quart de la population.

Sabine Noël

Remerciements à J.M. Zaorski, pour son « Flacourt ».

1 PAJOT Elie. – Simples renseignements sur l’île Bourbon. Damotte, 1878
2 EVE Prosper. – Naître et mourir à l’île Bourbon à l’époque de l’esclavage. L’Harmattan, 2000
3 DELLON  Charles. – Traité des maladies particulières aux pays orientaux, 1699.

(cf. Bibliothèque)

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