Isaac Jean Rodier de Lavergne
3- De Bourbon à Versailles

Le conseil supérieur de Bourbon vient de se débarrasser d’Isaac Jean Rodier de Lavergne avec l’arrêt suivant du 8 janvier 1727.

« lavons banny à perpétuité de cette collonie de l’isle de Bourbon et de tous les autres establissements ou contoirs depandents de la compagnie des indes, en quelque partie du monde, qu’ils soyent situés, a luy en joints de garder son Ban… »

L’arrêt vient d’être pris par Elie Dioré (1), Chevalier de St Louis et Gouverneur de l’Ile Bourbon, assisté d’Henry Grimaud, à qui il vient de faire prêter serment comme juge.
Cette peine est la quatrième dans l’ordre des peines afflictives prévues par l’ordonnance criminelle de 1670. Moins sévère dans l’échelle des peines que la peine de mort et des galères, perpétuelles ou à temps, elle n’en va  pas moins totalement bouleverser la vie d’Isaac Jean et de sa famille.

Qu’en est-il de la justice à Bourbon ? C’est avant tout celle du gouverneur sur les colons. Le Conseil Supérieur est devenu juridiction de dernière instance (2). Nous avons alors une justice qui se veut plus rapide et de proximité, rendue par gens de probité, même s’ils sont illettrés et sans aucune compétence ni expérience professionnelles.
La législation en vigueur est la Coutume de Paris, l’ordonnance civile de 1667 et l’ordonnance criminelle de 1670. A Bourbon, comme à Paris, la justice est brutale et les procédures tortueuses. Contre l’accusé les témoignages sont admis  comme preuves et le Tribunal n’est pas tenu de motiver sa sentence .
De plus, dans l’île, la période est chaotique. De nombreux postes au Conseil Supérieur sont vacants. Plusieurs membres sont partis et Dioré de Périgny, soldat sans orthographe, ni grammaire, doit remplacer au pied levé le gouverneur.
Rodier de Lavergne a été contraint de démissionner de sa charge de Lieutenant de la garnison. Sans doute pour qu’il ne dépende plus de la justice militaire qui pouvait se montrer très sévère mais avait l’esprit de corps et tenait à  l’honneur de ses officiers. Pourtant, Elie Dioré, originaire de La Rochelle, n’aura ni l’esprit de corps, ni de classe, ni même  « païs ».
Voyons le dossier d’accusation :
L’arrêt du 8 janvier 1727 est pour le moins confus.
Une dizaine d’ attendus du Gouverneur citent pèle mêle  un mémoire, des informations, des monitoires, les quatre requêtes du Procureur, le récollement des témoins, les confrontations, la sellette, le rapport de Villarmoy.(3)
Il s’agit en fait de donner corps aux premières accusations d’ Antoine Desforges Boucher, enfin retrouvées dans l’un de ses courriers à la Compagnie :
« Le sieur Rodier de la Vergne, lieutenant réfformé marié en cette isle avec une créole  de sang purement blanc et des plus aimable de lisle … est accusé de tous les vols faits dans cette Isle avec tant de subtilité, on le rend suspect de l’incendie du magasin de St Paul arrivé en juillet 1723 entre autres vols  de celuy  dernierement  fait chez le sieur Jacques Auber fils d’une somme considérable d’argent… » (…)


« outre cela il est encore accusé d’indignes vexations au sujet de la troupe »
L’instruction suivra en tous points ces premiers propos.
On peut se poser la question d’une rivalité latente entre l’ancien gouverneur et l’Officier. On sait que Boucher, soupçonné de détournements de fonds, est surveillé par la Compagnie. S’agit-il pour lui de faire diversion ?
En ce cas précis, Il se méfie tout de même et balaie d’un revers de manches habile d’évidentes remarques. Car , dit il :  « En cette isle, il (Rodier de Lavergne) couvroit ses comportements avec toute l’adresse et la subtilité d’un dehors d’honnete homme jusqu’à gagner l’amitié de ses supérieurs et des habitants, meme on lavoit choisy pour le commandant de l’isle Marianne ». Il prévient aussi, qu’étant donné la qualité  de l’accusé, il faudra de longues informations alors que lui même a bien d’autres tâches urgentes.
C’est  donc le nouveau Conseil qui continuera l’enquête. Elie Dioré s’applique et entérinera en quelque sorte l’arrêt déjà posé. Il lui faudra dix huit mois.
Certes, dans le plus grand désordre judiciaire puisque Henry Grimaud devient  juge le jour même ! Et que les autres membres du Conseil ne sont pas cités dans le corps de l’acte. Les preuves manquent. Le procureur fera ainsi appel aux « monitoires », délations suscitées par l’église sous peine d’excommunication. Que penser de ces témoignages recueillis dans la crainte divine quatre ans après les faits ? Le tout aboutissant à cette conviction inébranlable  du jugement :
« le dit sieur Rodier de Lavergne déclaré capable de toutes sortes de mauvaises entreprises par conséquent homme dangereux par les violents soupçons que donnent ses accusations dont nous n’avons pu trouver de preuves suffisantes. »


En quelque sorte coupable d’être capable. Même sans preuves suffisantes.

Dès son arrivée à Lorient, Rodier de Lavergne, libre, puisque hors de la juridiction de la Compagnie, se défend. Fait appel à ses protecteurs. Se précipite à Versailles déposer ses placets en main propre. Son seul espoir est de réussir à faire casser cet arrêt et d’obtenir un rappel de ban.
Il écrit (4) et réécrit, au ministre d’Etat, Contrôleur Général des Finances, qui détient la tutelle sur la Compagnie des Indes, Michel Robert Pelletier des Forts (5.) Dans son premier placet, il argumente sur le fait « qu’il n’est pas difficile à des juges de trouver des témoins dévoués à ce qu’ils souhaitent. » Il révoque les témoignages contre lui, ceux de « mauvais soldats » l’un « libertin », l’autre paresseux , le dernier « blasphémateur » fortement punis par lui-même. Ensuite, il s’attarde sur les calomnies de Catherine Royer, sa belle mère, qualifiée de femme sans morale, voire pire. Catherine, que Desforges Boucher décrivait ainsi :
« Catherine Royer, créole blanche, fort belle femme, qui est à la vérité une franche pécore, et sans éducation. Mais dont personne n’a jamais blâmé la conduite ». Catherine a t-elle inconsidérément bavardé et témoigné ? Est elle déjà bien proche de la dernière victime, son voisin et futur deuxième mari, Jacques Auber, fils ?
La femme de George Noël semble là avoir un rôle central, tant l’ire de son gendre, à l’aune de son désespoir, se focalise contre elle.
Un an et un placet plus tard, toujours déterminé, Rodier de Lavergne  « continue ses représentations sur l’état de misère  » ou l’a contraint le jugement du Conseil Supérieur. Il semble en avoir fini avec les Indes et sa Compagnie. Il demande seulement et de façon émouvante, à retrouver sa femme, sa fille et son honneur. Car, il a été séparé de corps et de biens avec sa femme, sans avoir :  « jamais donné le moindre sujet à cette séparation. »

Il nous livre içi et là, des faits de sa carrière. Il a servi depuis vingt ans sur «  les vaisseaux du roi ». Là où, nous rajouterons que comme dans les arsenaux, la crainte des incendies était quotidienne.  Il s’est trouvé « estropié » au cours de ses campagnes, comme celle d’Arguin, où sous les ordres de Périer de Salvert, dont il se recommande, il participa à la reprise du Fort. Et c’est sans doute à ce fait d’armes contre les Hollandais, qu’il devait sa nomination logique  de Commandant de Rodrigue.
Au fait des  « usages » et « maximes du Royaume », il sait bien que sa peine ne devait pas induire de conséquences sur sa famille. Or elle entraîne une mort civile des territoires de la Compagnie : soit la confiscation de ses biens, confiés à sa femme  et la séparation de facto avec cette dernière.
Isaac Jean, passant pour un  » honnête homme »  (Boucher) apprécié de tous est devenu un « homme dangereux » (jugement 1727).

Rodier de Lavergne n’évoquera jamais les accusations tenues contre lui, comme si elles étaient inconcevables. Le manque de solde, signalé à la Compagnie par Beauvollier de Courchant comme pouvant inciter les soldats à se servir a t il été trop criant ? Les plus ou moins bonnes habitudes de pacotille ou de port permis, naturelles aux officiers de marine l’ont-il conduit à commettre des erreurs ? ou bien a t il été victime de son apparente rigueur morale ?  L ‘époque n’est pas aux enfants de choeur. Mais accuser un  seul homme de commettre tous les forfaits de l’Ile, qui plus est, sans se faire prendre  affaiblit  évidement l’accusation. Nous ne pouvons donc que constater que son procès était pour le moins orienté et qu’il se conclut sans preuve.

A environ trente cinq ans, il  vient de  subir l’humiliation de la mise sur la sellette, de la mise aux fers et de la mise au ban. Pourtant sa foi en ses protecteurs et en sa réhabilitation demeure intacte. Son désir de retrouver son amour aussi. A Lorient, le voilà bien loin de celle qu’il aime  et le pressent- il alors, à jamais ?
Rodier de Lavergne reprendra, semble t il  du service et restera en lien, bien des années plus tard, au moins avec sa fille…( à suivre)

Sabine NOËL

1) Elie Dioré de Périgny, lieutenant de cavalerie doit sa nomination à Bourbon à l’appui d’un de ses parents et sa charge de gouverneur au refus de Beauvollier de Courchant d’un deuxième mandat.
2) Après moult demandes de Beauvollier de Courchant et de Desforges Boucher au Conseil de la Marine qui résista plusieurs fois à cette demande d’avoir en un seul lieu, une seule juridiction.
3) La signature de Villarmoy reste connue à Bourbon pour être présente dans l’arrêt rendu contre La Buse.
4) Un de ses courriers est au CAOM, Personnel colonial ancien, inv.  Ph. de Vaissières. FR ANOM COL E 355 bis.
http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ir?c=FRANOM_00019,1.11.0718
5) Pelletier des Forts était lui-même fort occupé par de frauduleuses spéculations sur les titres de la Compagnie qui lui vaudront seulement une peine de disgrâce en 1730.

Les précédentes aventures de RDL sont à lire  içi et
Le vocabulaire tombé en désuétude ou resté expressif, comme : Ban, Pécore, Pacotille, Placet, Monitoire, Recolement, Selette sont à retrouver dans le LEXIQUE ici .

Remerciements particuliers pour leurs contributions indispensables et attentives à Odile B, à J-M Allombert, à I. Goulgiar, et à JP Calteau pour avoir joué les pigeons voyageurs.

© Sabine NOËL

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